PÉRIGNAC : PAICHEL ET LES NAINS QUISITORS

L’hiver passa et vint bientôt le moment de vendre des centaines de barils de vin aux enchères. Chaque goutte de l’or Carat valait son pesant d’or. Les nains achetèrent d’autres terrains et quelques jours après débutèrent la réplique de cette secte étrange qui portait simplement le nom de Blanc et Noir. Un matin, les Quisitors virent sept corbillards passer lentement devant le monastère et sur lesquels on pouvait lire leurs noms et celui de Fontaimé Denlar Paichel. Cet avertissement ne fit frémir personne. Don Désio baissa les yeux et retourna à la cuisine pour prendre un café. Alors, un bruit étrange se fit entendre devant la porte principale. Voltère l’ouvrit craintivement pour voir sept pierres tombales alignées et sur lesquelles on pouvait lire le nom et la date de décès des Quisitors.

- Qu’en penses-tu?, lui dit Don Désio qui venait de presser le pas pour venir le rejoindre devant la porte.

- Ils nous avertissent qu’il nous reste exactement trois jours à vivre, lui répondit Voltère. Une chose est certaine : ils nous surveillent de très près.

- Oui, j’en suis conscient. Il est encore temps de quitter le vignoble si tu crois que nos vies sont plus importantes que notre oeuvre.

- Mais ces gens-là sont des malades qui jouissent à démolir leurs victimes comme le chat joue avec la souris avant de la dévorer. Donc, c’est à nous de ne pas leur laisser ce plaisir. Ignorons leurs jeux morbides et s’ils n’ont pas l’intention de nous tuer, ces gens-là vont réaliser qu’ils perdent leur temps à nous faire peur.

La nuit suivante, des cris monstrueux se firent entendre dans tout le monastère. Paichel et les autres se rassemblèrent à la cuisine sans attendre. C’était leur lieu de rencontre pour discuter de la situation.

- Qu’est-ce que c’est?, demanda Tristin en entendant un autre rire horrifié.

- Ce sont des démons sortit de l’enfer, lui répondit Micco en riant étrangement mal pour la première fois de ses propres farces.

- Attendez-moi ici, je vais voir ce qui se passe dans ce monastère, leur dit Paichel sans frémir d’horreur comme eux. J’en ai vu d’autres dans ma vie de missionnaire. S’ils pensent pouvoir m’effrayer, ils feraient mieux de changer de planète!

Le missionnaire sortit de la cuisine d’un pas décidé et se fit aussitôt avertir par une voix intérieure de se diriger vers l’ancien réfectoire des moines. Il vit des visages qui cherchaient à traverser les murs en hurlant. C’étaient des formes-pensées et non des fantômes. La différence entre les deux, c’est qu’une forme-pensée est créée par la force mentale d’un puissant gourou ou d’un groupe de fidèles, alors qu’un fantôme ou un ectoplasme, est l’esprit ou le phantasme d’une personne décédée. Pour réaliser de telles formes humaines, il faut pouvoir cristalliser sa propre énergie afin d’en faire son double. Certains maîtres peuvent créer une forme-pensée ou golem qui va prendre non seulement l’apparence de ceux-ci, mais se matérialiser en chair et en os. C’est du moins comme de la vraie chair et de vrais os. Par contre, ces formes incubes sont incapables d’exister au-delà d’un certain temps puisqu’elles sont de simples projections mentales même lorsqu’ils sont matérialisés. Dans le cas qui nous occupe, les visages horrifiés étaient ceux de formes-pensées qui cherchaient à s’introduire difficilement dans le monastère. Ils y parvinrent, mais les puissants Maîtres de l’invisible les empêchaient de se matérialiser. Les spectres hantaient les lieux sans pouvoir s’attaquer aux Quisitors. On aurait dit des nuages vaporeux aux formes humaines. Elles tentaient d’étrangler les nains sans pour autant y parvenir. Ceux-ci passaient simplement à travers leurs corps en éprouvant évidemment des frissons dans le dos.

Paichel examina l’une des formes-pensées qui errait dans un corridor et sortit rapidement du monastère en courant à toutes jambes jusqu’au village. Il avait reconnu le visage de l’un des employés du petit bureau de poste et s’était mis dans la tête d’aller mettre un terme à cette séance de méditation. Il trouva notre homme assis dans un coin du bureau de poste encore fermé à cette heure tardive de la nuit et sauta à travers la fenêtre pour venir lui ramener son pied à la figure. Ce gourou broncha à peine puisqu’il était en pleine concentration, mais cela obligea tout de même son énergie mentale à revenir brutalement dans la pièce. Ce genre de choc du retour lui fut fatal. Il se mit à sautiller assis avant de se tenir la tête à deux mains. Il rendit l’âme avant de pouvoir répondre aux questions de Paichel. Ce gourou était évidemment à la solde d’Alba comme ceux qui pratiquaient ces créations de formes-pensées non loin du monastère. En effet, pour être efficaces, celles-ci devaient être réalisées le plus près possible des victimes qu’on voulait attaquer. Cela, Paichel le savait parfaitement, mais à part cet employé de la poste, il ne reconnaissait aucun visage parmi ces spectres qui finirent tout de même par disparaître au matin.

Grâce aux Maîtres de l’invisible, la secte d’Alba ne pouvait espérer se servir des formes-pensées pour commettre le meurtre des Quisitors. En attendant qu’elle trouve une autre solution, nos amis se crurent enfin libérés des “ faiseurs de golem,” mais Paichel leur dit sans hésiter après quelques jours sans apparition des formes spectrales :

- Ils vont attendre et même faire semblant de nous oublier. Ce jeu morbide vise à nous démolir moralement. J’ignore ce que cet Alba nous prépare, mais son génie égale sa folie.

- Selon toi, nous ne pourrons plus refaire d’autre vin, c’est ça?

- Pour cela, il nous faudrait un bon sol, mon pauvre Voltère! Ce matin, en me promenant dans le vignoble, j’ai vu les premiers signes d’une prochaine sécheresse. La terre a été contaminée par un acide quelconque et rien n’y poussera pour les prochaines années. Je pense que c’est inutile de te dire qui sont les gens qui détruisent ainsi un beau sol fertile pour satisfaire leur goût de pouvoir et de vengeance.

- Cette secte ne respecte vraiment rien, dit tristement Don Désio.

- On ne peut vouloir conquérir la planète et ne pas rechercher en même temps à la détruire, lui répondit le vigneron. Cette secte trouve son plaisir à voir l’humanité se déchirer entre elle puisque son but ultime est de rendre l’Homme, sans âme et sans coeur. Elle veut devenir le berger d’un troupeau mondial dont l’unique raison d’être sera de suivre Alba dans l’autodestruction du monde.

Paichel se retira seul dans sa chambre afin de réfléchir à la situation. Il est évident que la secte ne s’en prenait pas aux producteurs célèbres du Or Carat dans le but de les ruiner puisqu’il lui aurait été facile de détruire leurs récoltes bien avant ce jour. Ce qu’elle craignait, c’était le but recherché par les Quisitors. En effet, ceux-ci voulaient préserver ce qui restait encore de merveilleux dans le coeur humain, c’est-à-dire : sa capacité d’aimer ses semblables. Pour aimer, il faut être libre car, sans cela, comment pourrait-on offrir de soi-même aux autres? On ne peut donner ce qui ne nous appartient pas de nature. Donc, comment certaines sectes pouvaient-elles prêcher l’amour sans faire grandir leurs fidèles dans la liberté de penser et de choisir selon leur conscience? Non, les Quisitors refusaient de se laisser endoctriner puisqu’ils ne ressentaient pas cet amour du prochain fleurir dans le champ de ces nouvelles sectes. Ils préféraient protéger les fidèles contre certains gourous malicieux et trop matérialistes pour être de vrais semeurs de paix. La secte d’Alba ne pouvait tolérer ces petits éveilleurs qui ralentissaient son emprise sur le mental des gens.

Le missionnaire ne savait vraiment pas comment protéger ses amis contre les malices d’Alba. Il espérait entendre ses Maîtres de l’invisible lui ordonner de faire ceci ou cela, mais ceux-ci n’étaient pas des généraux pour mener leurs missionnaires comme des soldats de plomb. Déçu par leur silence, Paichel retourna auprès des Quisitors. Maxime lisait dans un journal comme une abeille butinant ici et là les rares nouvelles intéressantes du jour. Il finit par s’exclamer d’un air arrogant :

- Je savais bien qu’ils finiraient tôt ou tard par contrôler les économies des pauvres vieux de la planète. On dit qu’il ne sera plus possible aux familles de gérer dorénavant les biens de toute personne atteinte d’une maladie chronique. L’un des amendements de cette nouvelle loi internationale précise que la tutelle gouvernementale deviendra obligatoirement en vigueur pour gérer des biens et capitaux de tout citoyen jugé inapte à le faire lui-même.

- En deux mots, les gouvernements s’autorisent à jouer avec des biens qui n’iront jamais à des héritiers de cette personne mise en tutelle, dit Voltère en secouant la tête.

- Disons que les héritiers devront apprendre à se battre contre l’État pour revendiquer ce qui reste de ces biens-là. D’une certaine manière, je comprends qu’il en coûte des sous au gouvernement pour les soins de santé, mais c’est à se demander si un malade chronique aura de meilleurs services en laissant les fonctionnaires de l’État gérer ses biens.

Les discussions prirent une autre tournure lorsque Tristin se mit à vomir subitement et à éprouver une forte fièvre. On crut d’abord à une indigestion, mais valait mieux laisser un médecin s’occuper de leur ami. Don Désio se rendit dans un vieux hagard où l’on garait la camionnette de la communauté des Quisitors et tenta de la faire démarrer sans succès. Étais-ce une simple coïncidence ou un autre avertissement de la secte d’Alba? Décidément, on voulait empêcher les nains de quitter ce vignoble. Il fallut que Paichel cherche le problème mécanique pendant que Tristin pâlissait à vue d’oeil. Son état de santé s’aggravait tellement que Voltère commença à craindre pour sa vie. Le mécanicien amateur revint du hangar en demandant de l’essence.

- Mais le réservoir était plein ce matin, lui répondit Don Désio d’une voix inquiète. Quelqu’un a siphonné celle-ci.

- C’est fort probable, s’exclama Paichel en s’essuyant les mains noires avec un ancien linge à vaisselle. Mais sans gazoline, c’est inutile de songer à utiliser notre propre moyen de transport. Le mieux serait de faire venir une ambulance.

- Oui, Tristin va de plus en plus mal, lui dit nerveusement Maxime en tâtant le pouls du patient.

- J’appelle tout de suite, gémit Voltère en courant vers la cuisine où s’y trouvait l’unique téléphone du monastère.

Tristin délirait déjà et Paichel opina tristement de la tête en disant :

- Il se peut que je me trompe, mais notre ami ne souffre pas d’un empoisonnement alimentaire. Regardez cette petite marque derrière sa nuque, on dirait bien qu’il a été piqué à cet endroit.

- Une piqûre d’insecte?

- Non Maxime, je connais parfaitement toutes les sortes de piqûres et morsures que peuvent laisser les animaux et insectes. Celle-ci a été faite par une aiguille.

- Une seringue?, lui demanda craintivement Don Désio.

- Oui, il doit s’agir d’un poison qui agit plusieurs heures après avoir été administré. J’ai bien peur que quelqu’un s’est amusé à s’infiltrer cette nuit dans la chambre de Tristin pour le piquer pendant son sommeil.

- C’est ridicule, les chiens auraient aboyé si un intrus s’était amusé à rôder autour du monastère.

- Alors, soit qu’il était ici avant la nuit et qu’il y est encore, mon Maxime ou soit que le responsable est simplement l’un d’entre-nous.

- Tu veux dire que l’un des Quisitors serait à la solde d’Alba?, lui demanda Nafi.

- Pas nécessairement à la solde de cette secte, mais sûrement intéressé à démanteler le groupe des Quisitors pour des raisons que j’ignore.

- C’est peut-être toi?, lui demanda Micco.

- Et si c’est l’un d’entre-nous, je fais évidemment partie des suspects, lui répondit le missionnaire.

Voltère revint en disant que l’ambulance était déjà en route. Paichel éprouva tout de même une sorte de mauvais pressentiment lorsqu’il vit la voiture d’urgence s’arrêter devant le monastère. Il se disait que celle-ci aurait dû prendre au moins une demie-heure avant d’arriver puisque la seule compagnie d’ambulanciers de la région se trouvait à cinquante kilomètres de là. La seule explication possible était que cette voiture se trouvait dans les environs lorsque Voltère appela pour une ambulance. Le plus surprenant, c’est que les deux ambulanciers ne tenaient aucune trousse de premiers soins et manipulaient la civière comme de vrais imbéciles. Pendant que ceux-ci s’occupaient de placer Tristin sur celle-ci, le missionnaire se rendit discrètement dans cette voiture pour examiner son intérieur. Il n’y vit aucune bombonne d’oxygène, ni d’émetteur radio, ni les autres accessoires d’urgence et obligatoires dans un tel véhicule. Donc, sans radio, comment ces ambulanciers pouvaient-ils capter un appel de leur centrale s’ils se trouvaient dans les environs du monastère?

Paichel retourna à l’intérieur pour voir les ambulanciers pousser rapidement leur patient dans un long corridor. Il se plaça devant la civière afin de l’immobiliser.

- Pousse-toi voyons, lui dit Don Désio qui ne comprenait pas encore les intentions du vigneron.

- Il n’est pas question qu’ils amènent Tristin, lui répondit froidement Paichel en fixant sévèrement les ambulanciers.

Se sentant découverts, les deux hommes abandonnèrent leur malade pour fuir à toutes jambes vers la sortie et l’ambulance s’éloigna ensuite en crissant des pneus.

- C’étaient des membres de cette secte?,demanda Don Désio d’un air troublé.

- Peut-être des pions, mais je pense qu’ils étaient là pour obéir aux instructions de la secte d’Alba.

- Pourquoi tenaient-ils à Tristin selon toi?

- Je pense que c’est lui qui pourrait nous le dire, lui répondit Paichel en tâtant le pouls du nain. C’est étrange, il revient normal. Oh!, je crois comprendre pourquoi toute cette mise en scène. Notre ami voulait simplement trouver un prétexte pour nous fausser compagnie sans pour autant se faire accuser de lâche. Voltère, mon ami, comment pouvais-tu appeler une ambulance en utilisant une ligne téléphonique qui n’est plus en service depuis une semaine? Nous nous servons si peu du téléphone dans ce monastère que vous aviez tous oubliés qu’il ne fonctionne plus depuis l’attaque des formes-pensées. De toute façon, il aurait été inutile de le faire réparer puisque la secte d’Alba l’aurait fait couper de nouveau, n’est-ce pas?

- Voltère, explique-nous ce qui se passe, lui demanda Don Désio en l’examinant se caresser nerveusement la tête en évitant le regard de Paichel.

- D’accord, c’est très simple à comprendre, dit le nain en désignant du doigt le malade. Il ne voulait pas nous entendre l’accuser de lâche en se retirant de notre groupe. Il avait peur et c’était suffisant pour qu’il cherche un moyen de nous fausser compagnie. Je comprenais ses craintes et c’est moi qui lui a proposé cette mise en scène pour qu’il s’en retourne dans sa famille dans les cantons de l’est. Les deux ambulanciers étaient ses cousins et l’ambulance, c’était celle d’un studio de cinéma pour lequel travaillait l’un des cousins de Tristin. Tant qu’à la drogue, c’est moi qui l’a administré à notre ami afin qu’il donne toutes les apparences d’un grand malade. Je ne sais pas si vous l’avez oubliés, mais j’étais pharmacien avant de me joindre aux Quisitors. D’ici quelques heures, Tristin se sentira comme un sou neuf.

- Bon, c’est vraiment dommage d’en venir à de telles mesquineries pour quitter notre groupe, lui dit Don Désio d’une voix amère. Je ne pense pas que nous sommes des dictateurs pour obliger nos membres à demeurer dans le groupe sans leur consentement.

- Écoute, lui dit Voltère pour le rassurer, je sais que Tristin était disposé à dire aux autres qu’il voulait nous quitter, mais peux-tu m’assurer qu’il n’existe aucun espion de cette secte au sein de notre groupe? Personne ne peut répondre à cette question, n’est-ce pas? Une chose est toutefois certaine, c’est que nous aurions soupçonné Tristin de mauvaises intentions s’il s’était avisé de nous informer de son départ. On est tous très irrités par les événements et je voulais m’assurer que personne ne puisse informer cette secte de l’endroit où se trouvait l’un d’entre-nous. Pardonnez ma franchise, mais depuis la mort de Jaud, je ne fais plus confiance à personne.

- Voltère n’a pas tout à fait tort, dit Paichel en se grattant cette barbiche qui était repoussée depuis sa punition. En supposant que l’un de nous soit un espion de la secte d’Alba, Tristin risquait gros en nous indiquant son intention de retourner chez lui. La secte pouvait ensuite le poursuivre jusque là et même s’en prendre aux membres de sa famille. En se faisant passer pour mort puisque c’était sans doute dans son plan de mourir en route vers ce supposé hôpital, votre ami vous évitait de devoir également répondre de sa disparition. Ce qui me trouble dans tout ça, ne n’est pas de voir Tristin quitter votre groupe, mais de réaliser qu’il n’existe plus de confiance entre ses membres. Vous êtes déjà divisés malgré votre désir de poursuivre votre oeuvre. À votre place, je songerais sérieusement à protéger simplement ce qui vous reste comme Quisitors.

- Tu veux parler de nos terrains à travers le monde?, lui demanda Maxime.

- Exactement, Alba veut vous empêcher d’influencer les gouvernements puisqu’il doit sûrement y être pour quelque chose dans cette manipulation de fidèles que vous avez constaté dans plusieurs sectes. Je suis même prêts à parier que ces gourous que vous poursuivez sans cesse sont des pions d’Alba. Celui-ci sait fort bien que la force des Quisitors sera nulle si vous n’avez plus de terrains à troquer contre des poursuites envers des charlatans. Par conséquent, cette secte poursuivra son harcèlement dans le but de vous ruiner. Elle a bien failli y parvenir grâce à Jaud qui tenta de gaspiller toute notre réserve de vin. Notre provision de barils fut épargnée ce qui nous évita la faillite financière. Mais avant de vous retrouver dans l’obligation de vendre vos terrains à travers le monde, il serait peut-être sage de réfléchir sérieusement à votre avenir.

- Que suggères-tu pour nous protéger de cette maudite secte de malheur?, lui demanda Don Désio d’une voix désespérée.

- Il faudrait quitter ce monastère et voyager partout pour éviter de vous faire repérer par cette secte, lui répondit le missionnaire. De toute façon, que voulez-vous faire d’un vignoble qui ne produira rien avant plusieurs années encore? À quoi bon payer des taxes et des frais d’entretien inutiles si vous ne possédez aucun revenu substantiel? Il faut protéger les titres que vous détenez déjà en évitant à tout prix de vous en défaire puisqu’ils aboutiront fatalement entre les mains des pions d’Alba.

- Oui, je crois que tu as raison, mais je ne suis pas le seul à décider dans cette affaire, lui répondit l’aîné du groupe. Attendons que Tristin revienne à lui pour en discuter sérieusement.

Tous les nains réalisaient l’importance de conserver leurs terrains enviés par la secte d’Alba. Pourtant, en refusant de s’en défaire, il n’était plus possible de poursuivre l’oeuvre des Quisitors puisque ceux-ci s’en servaient normalement pour couvrir les frais de poursuites judiciaires contre de mauvais gourous. Malheureusement, ces procès étaient non seulement très dispendieux pour les gouvernements, mais également difficile à gagner à cause que la loi disait que la liberté individuelle permettait à chacun d’adhérer à la secte de son choix. Puis, l’État n’avait nul besoin de ces nains pour intervenir lorsque des sectes devenaient des menaces pour la société. Les seules grandes et véritables victimes étaient des naïfs que les Quisitors voulaient protéger contre de mauvais guides.

Tristin fut bientôt rétabli et s’excusa d’avoir chercher à fuir le groupe par la porte de côté. Toutefois, aucun nain n’avait envie de lui reprocher d’avoir eu peur. Ils vivaient tous dans l’inquiétude perpétuelle depuis la mort de leur confrère Jaud et décidèrent donc de mettre un terme à leur mission.

- Cela m’attriste énormément de savoir que des fidèles perdront leurs défenseurs, leur dit Paichel en soupirant. Cependant, il faut admettre que vous ne pouviez plus acheter d’autres terrains pour compenser ceux que vous aviez l’habitude d’utiliser pour faire la guerre aux gourous.

- Oui, je me console en me disant que cet Alba n’aura pas ce plaisir de nous reprendre ces propriétés puisque nous ne les vendrons jamais à qui que soit.

- Vous avez pris une sage décision, sauf qu’elle comporte des risques.

- Nous en sommes parfaitement conscients, mon cher Paichel, lui répondit Voltère en le fixant d’un air apeuré. Nous savons très bien que cette secte fera tout pour nous obliger à nous départir de nos terrains avant l’an 2034. Mais si nous cédons maintenant, j’ai la certitude que la moitié de la planète sera bientôt entre les mains d’un dictateur. Nous n’avons pas le droit de permettre à cette secte de se bâtir un empire avec nos propriétés. Nous allons suivre ton conseil et nous arranger pour disparaître de la circulation jusqu’au moment où nous jugerons utile de redonner nos terrains aux pays auxquels ils appartenaient avant la vente des déficits.

- Que diriez-vous de quitter ce monastère immédiatement?, demanda l’homme en souriant. De toute façon, vous n’emporterez que l’essentiel puisque nous vivrons comme des joyeux clochards à travers l’Amérique.

- Oh, nous nous fions sur toi pour nous enseigner comment se débrouiller comme itinérants, lui répondit Maxime en riant. Aussi bien utiliser le bon terme pour désigner six nains sans abris.

- Vous allez voir que cette vie présente des aspects intéressants puisque vous apprendrez à vivre au jour le jour et sans vous presser en rien.

C’est ainsi que les Quisitors quittèrent leur monastère en pleine nuit en emportant seulement des sacs à dos remplis de nourriture et de plusieurs paires de chaussures.

En ce dernier jour d’avril 2025, les anciens Quisitors avaient déjà parcouru plusieurs centaines de kilomètres sur des routes de campagne. Ils allaient là où ils pouvaient se trouver des granges pour dormir et des ruisseaux pour les désaltérer. Personne ne se plaignait de cette vie nomade, même si à l’occasion, on devait se résoudre à se coucher le ventre creux. Nos amis travaillaient un peu partout pour des gens à la recherche de main-d’oeuvre temporaire. Les nains coupaient l’herbe, trimaient des haies, nettoyaient des parterres ou aidaient même des vieilles personnes à cultiver leurs jardins. Ils ne demeuraient jamais longtemps au même endroit et n’acceptaient de prendre que de la nourriture ou des vêtements contre leurs services. Ceux-ci craignaient surtout de faire parler d’eux puisque déjà plusieurs personnes vantaient ces joyeux personnages qui travaillaient rudement fort bien pour peu de choses en retour.

Un matin, Maxime découvrit par hasard une pile de vieux journaux dans le coin d’une grange où il venait d’y passer la nuit et se mit à les lire pour simplement savoir ce qui s’est passé dans le monde depuis son départ du monastère. Il pâlit en lisant un petit article qui parlait de l’étrange sénilité précoce des nains. On y faisait mention d’un virus ou d’une bactérie qui s’attaquait strictement à des nains à travers le monde et qui les rendait non seulement séniles et incontinents, mais souvent jusqu’à l’état végétatif. Déjà des centaines de cas préoccupaient les biologistes puisqu’on ignorait tout de ce virus. On supposait qu’il devait y avoir dans le système immunitaire des nains une bactérie qui provoquait cette sénilité précoce dès qu’elle était en contact avec ce virus inconnu. On fit plusieurs analyses avant de découvrir finalement que l’acide désoxyribonucléique ( A.D.N ) des nains avait été modifié par une manipulation génétique. Cela n’expliquait pas comment une telle opération pouvait se faire par un simple virus. On craignait d’avoir affaire à cette nouvelle science, dite de NANOTECHNOLOGIE, c’est-à-dire de ce procédé qui consiste à réduire des puces électroniques des millions de fois et même de minuscules appareils robotisés qui peuvent alors être introduits dans le corps humain en passant simplement par les veines et artères. Jusqu’à présent, on était parvenu à créer un robot de la taille d’une punaise, mais c’était encore trop gros pour se risquer à le faire voyager dans toutes les parties du corps. De plus, il aurait fallu le doter d’une intelligence artificielle pour qu’il puisse être efficace comme un chirurgien interne. Donc, le cas du virus qui pouvait manipuler l’A.D.N des nains intriguait les scientifiques de la santé. Le plus étrange, c’est qu’il parvenait à sectionner certaines veines du cerveau comme s’il était programmé pour saboter strictement ce qui permettait à un individu d’être autonome. On aurait dit que ce virus était une sorte de nano-terroriste préprogrammé.

Maxime sortit de la grange encore troublé par cet article qui datait de quelques semaines. Il s’empressa d’aller rejoindre ses amis près d’une petite rivière où ceux-ci faisaient leur toilette matinale. Paichel fut le premier à remarquer la figure crispée de Maxime et lui demanda sans attendre ce qui n’allait pas.

- Cette maudite secte va faire périr tous les nains de la planète à cause de nous, gémit celui-ci avant de raconter ce qu’il venait de lire dans un journal.

- Qu’en penses-tu, Paichel?, demanda Don Désio en tentant de consoler Maxime qui pleurait sur son épaule.

- Maxime a compris comme nous, je pense, que ce virus cherche principalement les Quisitors. Puisque la secte d’Alba sait à présent que vous ne céderez jamais vos terrains, elle voudrait vous rendre malade afin que le gouvernement puisse devenir tuteur de vos biens. Il va sans dire que vous ne guérirez pas et que vos propriétés seront vendues aux enchères pour défrayer vos soins de santé.

- Quel est l’intérêt des gouvernements de nous maintenir en vie?

- Écoute Maxime, si vous mourrez, le gouvernement ne pourra administrer vos biens puisqu’ils iront à vos héritiers. Plus longtemps vous serez dépendants de l’État, moins il en restera pour vos familles respectives. Puis, je crois comprendre qu’il y a une raison politique derrière tout cela. Puisque vous êtes partis sans laisser d’adresse, il est possible que cette fuite demeure suspecte pour le gouvernement. C’est évident que vos propriétés intéressent pas mal de gens, en particulier des terroristes qui aimeraient les posséder pour se créer des zones neutres et indépendantes dans différents pays. Si vous êtes sous la tutelle gouvernementale, personne ne pourra toucher à ces propriétés avant la date d’échéance.

- Évidemment, les gouvernements conserveront nos terrains par la suite, lui répondit Tristin en secouant la tête. Nous sommes donc traqués des deux côtés à la fois?

- Oui, la secte veut vous faire mourir afin que vos terrains soient ensuite vendus aux enchères et les gouvernements veulent vous empêcher de les vendre en vous rendant malades.

En somme, ce virus les traquait tout comme la secte d’Alba. Malheureusement, avant de les atteindre, il faisait des milliers de victimes à travers le monde. Il fallait fuir dans un endroit où l’air serait décontaminée avant de la respirer et c’est pour cette raison que Paichel leur proposa d’aller se cacher dans un abri anti-nucléaire.

- C’est bien beau un tel abri, lui répondit Voltère d’un air moqueur. Même si on pouvait s’en louer un tout petit, nous n’avons plus de sous. Puis, je ne pense pas qu’il suffise de fouiller dans un bottin téléphonique pour en trouver un dans la région.

- Mon ami, André Couturier travaille pour le service secret Canadien. Je sais qu’il possède un tel abri sous sa coquette maison de pierre, située entre Calumet et Pointe-au-Chêne.

- C’est avant d’arriver à Montébello, n’est-ce pas?

- Oui, c’est exact.

- Et qu’est-ce qui te fait penser que ton ami acceptera de nous laisser descendre dans cet abri puisqu’il doit être surveillé par l’armée?

- Non, l’armée ignore l’existence de ce bunker souterrain qui ne dépend pas des militaires, mais plutôt de l’agence qui traite toutes les informations secrètes qui circulent dans les différents ministères du gouvernement. Son rôle est d’empêcher l’introduction de virus informatiques dans les nombreux programmes utilisés par l’armée, le gouvernement et les différents centres de contrôles par satellites.

- C’est intéressant tout cela, lui dit Don Désio, mais ton ami n’est peut-être pas disposé à nous loger en attendant que passe tout danger.

- Tout danger?, lui demanda Maxime d’un air troublé; tu veux dire plutôt : le génocide!

- Maxime a raison, enchérit Voltère sans hésiter, il faudrait se cacher pendant que les autres nains de la planète disparaîtront à cause des Quisitors? Non, je n’irai pas me cacher avant d’avoir tenté l’impossible pour sauver nos semblables.

Le missionnaire opina d’un large signe de tête.

- Oui, c’est exactement ce que tu pourras faire dans ce bunker, lui dit Paichel en plaçant sa main sur son épaule. André t’aidera à communiquer avec les autres nains à travers le monde si tu sais comment les rejoindre.

- J’ai emporté la liste officielle de notre dernière convention internationale, lui fit savoir Voltère avant de baisser les yeux. Elle date de dix ans, tu sais! Il se peut fort bien qu’elle soit insuffisante pour contacter tous les membres qui étaient présents lorsque nous avons manifesté publiquement dans le but d’obtenir un emploi.

- Je suis convaincu que mon ami André saura bien retrouver toutes les adresses et numéros de téléphone qu’il te manque. Mais c’est à toi et aux autres Quisitors de savoir les convaincre d’aller également se cacher.

Convaincus que c’était la seule solution pour venir en aide aux autres nains, Voltère et Maxime suivirent Paichel et les autres sans attendre. Il fallait compter quelques jours de marche jusqu’à la maison d’André. Lorsqu’ils piquèrent à travers bois pour éviter de se faire repérer, nos amis furent témoins d’une étrange fouille autour d’un haut rocher sur lequel était dessiné un genre de graffiti. Deux hommes, vêtus comme des chasseurs, armés de carabines sophistiquées et portant des verres fumés qui avaient l’aspect de jumelles d’approches, marchaient lentement autour du rocher à la recherche d’un objet ou encore d’un autre indice. Nos amis les observèrent en cachette et virent bientôt ceux-ci s’agenouiller près d’une tour à haute tension de l’hydro-Québec pour y sortir un petit tube métallique fort bien dissimulé à cet endroit. On aurait dit que ces hommes se servaient de leurs lunettes spéciales pour voir l’emplacement exact de l’étrange objet. Puis, l’un des faux chasseurs dit à son compagnon pendant que celui-ci surveillait nerveusement les alentours :

- Selon les informations contenues dans ce tube, l’abri anti-nucléaire est sensé être à l’endroit que nous avons recherché ce matin. S’il s’y trouve encore, son entrée demeure introuvable. Regarde toi-même ce plan.

- Oui, il devrait se trouver derrière ce rocher, lui répondit l’autre en passant le plan métallique devant ses lunettes étranges. S’il n’y a aucune erreur possible qui puisse s’être glissée dans ce plan, il va falloir retrouver l’entrée secrète avant qu’on nous envoie le matériel qu’on avait demandé.

- Je préfère retarder son envoi avant de nous voir forcer de le détruire si nous ne pouvons entrer dans l’abri.

Les deux hommes s’éloignèrent en laissant les nains forts songeurs. Il valait peut-être mieux ne pas traverser ce bois si ces deux types y rôdaient encore dans les environs, semblaient se demander ceux-ci en rebroussant chemin sans prononcer le moindre mot. Mais Paichel demeurait là sans bouger et fixait l’endroit où les deux inconnus venaient de replacer le tube mystérieux. Il voulut s’en approcher, mais retourna se cacher lorsqu’il vit les étrangers revenir sans se presser. Décidément, ils cherchaient encore une entrée d’abri anti-nucléaire et le clochard préféra ne pas insister pour satisfaire sa curiosité. Il retourna auprès de ses amis qui l’attendaient patiemment sur le bord de la route 148.

- Nous ferions mieux de déguerpir puisque j’ai l’impression que ces hommes sont des militaires qui vont surveiller cet endroit en attendant l’arrivée de leurs supérieurs.

- Voyons Paichel, qu’est-ce qui te fait dire qu’il s’agit de militaires?, lui demanda Tristin qui cherchait à dissimuler ses peurs.

- Pour des chasseurs, je trouve qu’ils étaient drôlement bien équipés en armes-laser.

- C’étaient des carabines à laser?

- Oui, ultra-moderne en plus. Puis, lorsque je parle de militaires, il faut s’entendre. Ils sont peut-être de l’armée canadienne ou d’une nation ennemie. Il faudrait bien que j’en parle à André.

- Moi, je parie qu’il s’agit de terroristes, lui dit Voltère d’une voix franche. Si je voulais protéger l’entrée d’un abri secret, je m’arrangerais pour ne pas l’indiquer sur un plan. Seuls certains individus la connaîtraient pour éviter justement que des ennemis en fassent leur base.

- Mais alors, pourquoi laisser un plan si on ne veut pas indiquer où se trouve cet abri?, demanda Maxime d’un air amusé.

- Je pense que c’est pour permettre le ravitaillement de ceux qui vivent dans ces abris, lui répondit Paichel sans hésiter. Par mesure de sécurité, on demande au ravitailleur de se servir de ces lunettes infra-rouge pour savoir où laisser les choses qu’il doit déposer près d’un abri. Le petit tube contient un plan de l’endroit et même de nouvelles instructions destinées au ravitailleur. Par contre, s’il se fait questionner au sujet du bunker souterrain, il ignore véritablement où se trouve l’entrée de celui-ci.

Nos amis virent bientôt une station-service qui se trouvait dans une courbe. Puis, la route semblait se diviser en deux directions. À gauche, c’était le village de Calumet et à droite, la 148 conduisait à Pointe-au-Chêne. On aurait dit que cette route traversait au milieu d’un bois, tellement la forêt était dense de chaque côté de celle-ci. Les marcheurs passèrent sur un petit pont situé sur la rivière Rouge et firent une halte bien méritée à cet endroit. C’est alors que Nafi se mit à chanceler comme un homme ivre. Don Désio s’empressa de le soutenir en lui disant d’un air inquiet:

- Attends, tu dois être exténué et je vais t’aider à t’asseoir.

- Il a des yeux sans expression, lui dit Paichel dès qu’il s’agenouilla pour examiner les pupilles du malade.

- Non, gémit Maxime qui serra aussitôt son confrère dans ses bras.

- Le virus? C’est le virus, n’est-ce pas?, cria Voltère avant d’éclater en sanglots.

- Je n’en suis pas certain, mais si c’est le cas, mon ami André pourra peut-être déceler ce petit ennemi qui vient d’entrer dans le corps de Nafi et tenter de lui faire la guerre.

- Voyons Paichel, oses-tu prétendre que ce virus est intelligent?, lui demanda Micco.

- Non seulement ce n’est pas un virus dans le vrai sens du terme, mais un engin si minuscule qu’il peut voyager dans un microbe quelconque. André est l’un des meilleurs programmeurs en informatique que je connaisse et si ce petit destructeur possède une mémoire artificielle, mon ami trouvera sûrement le moyen de la décoder. Son jeu favori est de déjouer les codes d’accès des programmes ultra-secrets. Le gouvernement a d’ailleurs jugé préférable de lui confier la surveillance de plusieurs programmes afin qu’il éprouve leur imperméabilité.

Les nains n’avaient plus de temps à perdre. Le virus s’était déjà attaqué à certaines fonctions du cerveau de Nafi, mais il lui faudrait tout de même plusieurs jours avant de détruire toutes les zones associatives du lobe gauche du cerveau. Paichel pressa le pas en tenant le malade dans ses bras et demanda aux autres de se suivre à une certaine distance. Notre homme ignorait si ce virus terroriste agissait seul ou en groupe. Il est peu probable qu’il soit en mesure de se diviser ou multiplier pour s’attaquer à tous les nains du groupe en même temps. En effet, en se fiant aux cas répertoriés à travers le monde, les biologistes trouvaient étrange de ne pouvoir découvrir la moindre trace de ce virus dès qu’il avait accompli ses dommages. On aurait dit qu’il sortait du végétatif pour ensuite s’attaquer à un autre nain.

Après une heure de marche, nos amis arrivèrent à cette demeure qui avait extérieurement l’aspect d’une petite et coquette maison construite avec des pierres rondes. Un homme chauve et légèrement bedonnant ouvrit la porte pour aussitôt reconnaître son ami Paichel.

- Je t’en prie André, laisse-nous entrer même si c’est contre les règlements d’admettre des étrangers dans cette maison.

- Entrez voyons, leur dit le programmeur en fixant les nains à travers ses lunettes épaisses.

Paichel déposa Nafi sur le divan du salon et expliqua rapidement la situation à son ami qui se grattait machinalement le nez sans que ces révélations lui affectent son humeur paisible. Il finit par sourire en se frottant les mains.

- Bon, si ce virus est bel et bien un système informatisé en miniature, il doit être programmé pour suivre des étapes précises. Il est pour ainsi dire : emprisonné dans votre ami jusqu’à la fin de son travail. J’espère seulement qu’il n’est pas assez intelligent pour fuir lorsque je vais envoyer des sondes analytiques dans le système du malade. Nous sommes en mesure de créer des petits robots de la taille de ce virus, mais notre science n’est pas encore parvenue à les doter d’une intelligence artificielle.

- Si je comprends bien, ce minuscule terroriste n’aurait pas été mis au point dans un laboratoire gouvernemental?

- Oh, non Paichel, s’il possède une intelligence artificielle, j’ai la certitude qu’il a été créé par de véritables génies qui ne travaillent pas pour le gouvernement. Je vais devoir aviser mes supérieurs si de tels savants sont parvenus à réaliser ce prodige. Tu peux t’imaginer les dangers que représenteraient une armée de virus intelligents? Il suffirait à l’ennemi de nous envoyer des microbes ayant un plan d’attaque précis et même une série de stratégies pour s’infiltrer partout. Ce même principe pourrait s’appliquer à des virus d’ordinateurs par exemple! Tu sais, lorsqu’on parvient à créer des intelligences artificielles pour dérégler le cerveau humain, je ne vois pas comment ces armes du monde microscopique n’en viendront pas bientôt à envahir les programmes informatiques comme des mercenaires à la solde de quelques destructeurs.

- Alba! J’aurais dû y songer plus tôt, s’exclama Paichel en aidant André à transporter Nafi dans une chambre secrète. Écoute, il faut absolument empêcher ce virus de détruire les nains. Je suis persuadé que cette maudite secte expérimente cette nouvelle arme sur eux avant de s’en servir à des fins militaires. J’étais convaincu que ce virus était celui du gouvernement puisque c’était dans son intérêt d’empêcher mes amis Quisitors de détenir des milliers de terrains à travers le monde. Je pense que je ne serai pas le seul à avoir suspecté le gouvernement et c’est exactement ce que souhaitait la secte d’Alba en choisissant comme cible ceux qui dérangent les politiciens.

Paichel avait parfaitement raison d’affirmer que les nains servaient à masquer les véritables intentions d’Alba. Ce dangereux personnage savait pertinemment que cela faisait l’affaire des gouvernements de voir un virus s’attaquer à tous les nains et en particulier aux Quisitors. Mais le vigneron ignorait que des journalistes s’étaient déjà laissés prendre au jeu en accusant le gouvernement de vouloir contrôler les biens des Quisitors en les rendant malade. On se référait sans scrupule à cette nouvelle loi sur la tutelle d’État en jurant qu’elle avait été mise en place dans le but d’empêcher les Quisitors de posséder la moitié du monde en l’an 2034. En effet, l’opinion publique s’inquiétait de l’étrange disparition de ceux-ci. Un vent de panique s’était emparé de tous ceux qui critiquaient déjà les gouvernements. Avant que le scandale éclate, ceux-ci décidèrent de retirer cette nouvelle loi et même de sortir des fonds spéciaux pour accélérer les recherches sur ce nouveau virus. Il va sans dire que les politiciens comprirent l’urgence de faire protéger les Quisitors afin de prouver que toute ces présomptions concernant ce possible lien entre l’apparition du virus et de cette loi sur la tutelle n’avait aucun sens.

Alors que les politiciens se débattaient pour redorer leur image, André tentait de sauver Nafi en explorant son cerveau avec des sondes sophistiquées. Il finit par suivre un petit point sur l’écran d’un ordinateur qui indiquait la forme et la taille exacte du virus.

- Regarde Paichel, on dirait bien une bille parfaitement ronde et de la taille d’une poussière. Une chose est certaine : ce n’est pas un microbe et encore moins un virus. Nous avons là, une sorte de cellule qui contient sûrement un programme informatisé. S’il est contrôlé à distance, j’ai bien peur qu’il s’autodétruise lorsque je vais tenter de le faire sortir du cerveau en utilisant deux petits robots-laser.

- Es-tu certain de savoir manipuler cette seringue que tu tiens comme un poignard?

- Ne t’inquiètes pas, j’ai suivi un cours d’infirmier et même un autre comme pathologiste. Dans ma profession, il faut savoir travailler dans un cerveau humain comme s’il s’agissait d’un ordinateur sophistiqué. Tu vois, je vais piquer ici au niveau de la nuque et mes petits robots vont s’organiser pour suivre mes directives. Regarde sur l’écran ici et tu vas me dire si tu vois deux points verts sortir de la ligne noire située à la droite du moniteur.

- Je vois une ligne se tracer lentement. C’est l’aiguille qui s’introduit dans le crâne, n’est-ce pas?

- Oui, maintenant je suis prêt à injecter les robots-laser. Est-ce que tu les vois sortir de la ligne?

- Oui, il y a deux petits points verts qui scintillent autour de cette ligne.

- Parfait, ils sont en place et je vais les diriger en me fiant au graphique qui va apparaître bientôt. Il s’agit de la composition exacte du cerveau de ton ami. Le scanner va bientôt me tracer la route que devront suivre les robots pour se rendre jusqu’au virus ennemi.

- Que vont-ils faire lorsqu’ils l’auront devant eux?

- Ils vont d’abord le scanner pour que je puisse en faire un gros plan sur le moniteur. Mais comme je l’ai mentionné, il se peut qu’il s’autodétruise s’il se sait découvert par les robots. Dans ce cas, la cervelle de ton ami risque d’en subir des séquelles irréparables.

- Nous devons en courir le risque puisque ce virus doit cesser de s’attaquer à d’autres victimes. Je suis convaincu que Nafi te demanderait également de faire de ton mieux sans tenir compte de sa vie.

- D’accord, allons-y pour le meilleure ou le pire. Je vais devoir me servir du clavier de l’ordinateur pour diriger les robots. Je te demanderais de ne pas me parler puisqu’une simple erreur de distraction pourrait s’avérer néfaste pour cette délicate manoeuvre.

André se frotta nerveusement les mains avant d’introduire des numéros de codes sur son clavier. Il pitonnait un moment et observait ensuite le résultat sur son écran. Cela dura des heures et Paichel décida de retourner au salon pour rassurer ses amis.

- On dirait bien que nous attendons le résultat d’une délicate opération chirurgicale, s’exclama Micco en cherchant à faire sourire les autres.

- C’est presque la même chose, lui répondit Paichel qui parlait à faible voix pour ne pas déranger son ami dans l’autre pièce.

- Crois-tu que Nafi puisse s’en sauver?, lui demanda Don Désio d’un air supplicatif.

- J’aimerais pouvoir te répondre, mais je n’en sais vraiment rien. André risque également sa vie en cherchant à détruire ce virus. S’il éclate dans le crâne de notre ami, j’ignore si son composé chimique est suffisant pour faire des dommages autour de lui.

- Tu veux dire qu’il pourrait être aussi puissant qu’une bombe?

- Oui Maxime, non seulement nous devrons dire adieu à Nafi, mais également à André. Je vais retourner auprès de lui puisque quelque chose me dit que cet Alba vient de réaliser qu’on veut s’attaquer à son virus.

- Tes Maîtres de l’invisible te préviennent de ce danger?

- Oui, j’ai l’impression qu’ils sont autour d’André pour le protéger si cette secte s’est mise en tête de nous attaquer de nouveau avec des formes-pensées.

Paichel entra dans le pièce et vit André qui souriait joyeusement en travaillant. Il avait conscience de la présence des Grands-Maîtres et n’hésitait pas à suivre leurs conseils. En effet, il pitonnait comme un vrai obsédé, exactement comme si des mains invisibles guidaient les siennes sur le clavier. Il finit par s’exclamer :

- Je vais l’avoir ce maudit crabe!

- Ce quoi?, lui demanda Paichel en s’approchant rapidement de l’écran.

- Regarde-le fuir comme une punaise devant mes robots qui vont bientôt le rejoindre dans six secondes.

- On dirait bien un crabe avec ses petites pinces, s’exclama Paichel en examinant le virus qui avait été grossi des milliers de fois sur l’écran grâce aux robots qui venaient de le scanner.

- Oui, il était sur le point de sectionner un petit artère du cervelet lorsque mes robots l’ont pris en chasse. Ils vont l’obliger à sortir du cerveau, mais ensuite, nous ne pourrons pas l’empêcher de fuir cette pièce.

- Ne t’inquiètes pas de cela, mon André. Je pense que tu as parfaitement ressenti la présence de mes Maîtres de l’invisible et ceux-ci vont s’occuper de lui si tu parviens à le faire sortir de Nafi.

- Compte sur moi pour le faire sortir. Regarde, mes robots viennent de lui démolir ses pinces et le petit monstre est heureusement incapable de s’auto-détruire comme je le craignais. Je vais programmer mes soldats pour qu’ils laissent une seule voie de sortie à ce virus. S’il est intelligent, il va en profiter pour fuir par le nez de ton ami.

Le programmeur fit un large sourire en réalisant que sa stratégie fonctionnait. Le virus sortit rapidement par le nez du malade et chercha à fuir par un soupirail. Il se mit aussitôt à grossir jusqu’au moment où Paichel fut en mesure de le voir à l’oeil nu. Il l’attrapa comme une mouche et l’enferma dans une bouteille d’eau gazeuse qui traînait sur une filière.

- Tiens ton pouce sur le goulot, lui dit André en cherchant un bouchon quelconque pour emprisonner le virus.

- Mes Maîtres sont ingénieux n’est-ce pas? Il suffisait d’y penser!, lui dit Paichel. Tu vas pouvoir offrir ce virus à tes supérieurs pour qu’ils le fassent analyser.

- Oui, en autant qu’ils ne décident pas ensuite de se servir des résultats de cette analyse pour tenter de recréer des virus du même genre.

André trouva un bouchon et s’empressa de le placer sur le trou avant que Paichel se fasse dévorer le bout du pouce par le gros virus en colère. Puis, nos amis sourirent en voyant Nafi ouvrir les yeux. Il semblait confus, mais pas assez pour avoir perdu ses facultés mentales. Il parlait la bouche en coin ce qui laissait croire qu’il s’en sortirait avec une légère paralysie faciale. Les autres nains furent invités à entrer pour venir constater eux-même le miracle. Le virus était hors d’état de nuire et Nafi demandait déjà à quelle heure on mangeait dans cet étrange hôpital.

Les anciens Quisitors passèrent quelques jours chez André Couturier pour ensuite le quitter en compagnie de gardiens de sécurité qui avaient reçut l’ordre de les conduire dans une coquette villa en Amérique du Sud. Puisqu’ils étaient disposés à redonner tous les terrains qu’ils possédaient aux gouvernements, ceux-ci acceptèrent de se cotiser pour offrir cette jolie villa aux anciens Quisitors. Elle était non seulement gratuite, mais située dans une zone neutre comme un ambassade. Les nains ne paieraient plus d’impôt, ni de taxe, ni de frais d’entretiens pour leur grosse propriété. C’était le paradis rêvé sur terre.

Après le départ des nains, Paichel reçu la visite de deux hommes très gentils, polis et surtout habitués à négocier avec un évadé d’asile psychiatrique. André chercha à leur expliquer que son ami n’était pas un malade, mais un vrai extra-terrestre. Il comprit assez rapidement qu’il était dans son intérêt de ne pas insister davantage lorsque l’un des infirmiers lui demanda s’il n’était pas justement ce Fontaimé Denlar Paichel qu’ils recherchaient depuis plusieurs mois.

- Je suis à vous dans un instant, leur dit Paichel en retirant sa bavette. J’étais à la cuisine et je dégustais un gros melon d’eau. J’espère que vous aurez la patience d’attendre au moins le temps que je le termine, n’est-ce pas?

- Pourquoi pas, lui répondit gentiment un infirmier en se croisant les bras. Naturellement, tu ne chercheras pas à fuir dans ta soucoupe volante si nous te laissons terminer ton melon spatial?

- Ce melon est surtout spécial et non spatial puisqu’il m’a été offert par mes amis les Quisitors, leur répondit Paichel d’une voix émue. En ce qui concerne ma soucoupe volante, je vais vous la remettre sans tarder et ainsi je ne risquerai pas de vous échapper.

Paichel retourna à la cuisine et en revint en tenant une assiette à tarte qu’il s’empressa de remettre aux infirmiers.

- La voici mes amis. Si vous désirez la faire voler, il suffit simplement de la lancer comme un boomerang.

- J’ai l’impression qu’il se moque de nous, dit calmement l’un des hommes en jetant l’assiette sur le plancher.

André savait fort bien que son ami Paichel n’était pas plus dérangé mentalement que les gens normaux. C’est un fait qu’il fut interné une première fois lorsqu’il tenta de convaincre un juge qu’il était un extra-terrestre et surtout un voyageur du couloir Intemporel. Lorsqu’on lui demanda sa date de naissance, il fit un large sourire en affirmant être né aux alentours de 1300 dans la jolie région de la Dordogne en France. Puis, lorsqu’on insista pour qu’il donne l’adresse d’une personne qu’il connaissait, il l’indiqua comme suit :

Pérignac
Voie lactée
Planète Terre
Amérique du Nord
Canada
Province de Québec
Région de l’Outaouais
Comté de Hull
Ville de Gatineau
Quartier...
Rue...

Il faut savoir que ce clochard ne fut nullement interné pour une quelconque maladie mentale, mais simplement pour l’empêcher de déranger les fonctionnaires de l’immigration qui ne savaient plus comment classer le cas de cet homme sans papier, sans patrie et sans famille. On ne pouvait le retourner en France puisqu’il n’y était pas inscrit sur la liste des citoyens. Par contre, on découvrit un document officiel qui attestait l’existence d’un châtelain du moyen âge et ayant disparu mystérieusement vers les années 1384. Plutôt que de pousser plus avant les recherches, on jugea préférable de placer cet homme dans un asile psychiatrique sans pour autant le considérer dangereux ou nuisible pour la société. Il aurait fallu que Paichel se défende, mais ce vigneron Arkarien savait qu’il terminerait bientôt ses missions sur Terre. Il se laissa donc saisir docilement par les deux infirmiers en leur promettant devant son ami André qu’il ne fausserait jamais plus compagnie aux membres du personnel de l’institution.

- Lorsque je vais devoir vous quitter la prochaine fois, dit-il en souriant comme un enfant candide, je vous laisserai ma pauvre dépouille en souvenir de moi.

- Oui, oui, lui répondit un infirmier en lui serrant le bras sans se presser.

- André, dit notre homme en regardant son ami pleurer discrètement, ce n’est pas toi qui devrait pleurer mon départ puisque je me sens si fatigué que j’ai hâte de retourner me reposer dans cette institution. Je voudrais que tu saches que tous les Quisitors te seront éternellement reconnaissant pour ce que tu as fais pour Nafi. Tu sais, depuis ton intervention, les journaux ne rapportent aucun autre cas d’agression par ce genre de virus. Puis, je voudrais te remercier d’avoir bien voulu m’ouvrir ta porte lorsque j’avais besoin de ton aide.

- Tu sais Paichel, lui répondit André en souriant tristement, lorsque je ne veux pas voir quelqu’un, je retire simplement mes lunettes. De cette façon, personne ne peut m’accuser de ne pas lui avoir ouvert la porte puisque je n’y vois rien sans mes fonds de bouteilles. Disons que tu as été chanceux de frapper chez moi avant que je retire mes verres.

- Oh, je crois surtout que tu nous a vu venir de la route grâce à ces nombreuses caméras qui sont dissimulées autour de ta maison.

- Disons que deux gardes de sécurité t’auraient fait comprendre de rebrousser chemin si tu n’avais pas été le bienvenu chez moi.

André serra la main de Paichel et le regarda se laisser conduire vers une voiture blanche sur laquelle était écrit en petites lettres : Hôpital de l’Annonciation. Lorsque celle-ci s’éloigna, le programmeur se pencha pour ramasser un objet sur le sol. Paichel avait laissé tomber discrètement l’un des boutons de sa chemise pour en faire cadeau à son ami. C’était tout ce qu’il possédait en ce monde et André le comprit si bien qu’il serra fortement celui-ci dans sa main en pleurant d’émotion.

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